Étiquette : dysphonie

  • Dysphonie (partie 3)

    Dysphonie (partie 3)

    Lien vers la partie 2 | Lien vers la partie 1

    Je me réveillais dans un lit d’hôpital, le bip du moniteur cardiaque était remplacé par un silence assourdissant. Un des murs de la pièce possédait un écran digital sur lequel apparaissaient toutes mes constantes vitales. Ainsi les médecins m’avaient injecté des nano modules afin de pouvoir me surveiller. Mon fils savait pourtant que j’étais contre.

    Ma famille entra dans la pièce. Les nano robots avaient dû les avertir de mon réveil. Les messages défilaient sur le mur mais je n’y prêtais pas attention. Ils avaient beau me parler, la seule chose que j’entendais était leur silence. Excédé par leur attitude, je me saisis de la bouteille d’eau posé sur la table basse à côté de mon lit pour l’envoyer contre le mur.

    — Je n’en ai rien à foutre de vos messages ! Je veux vous entendre !

    Les visages devant moi parurent effrayés, comme s’ils n’avaient plus entendu de tels sons depuis une éternité. Mon fils fit alors sortir sa femme, sa fille et son beau-fils de la chambre. Il commença à pianoter sur son clavier invisible.

    — Parle-moi ! Ai-je une fois de plus hurlé.

    Il sursauta, laissa retomber ses mains et ouvrit la bouche. Mais aucun son ne sortit. Puis plusieurs secondes plus tard, finalement, il m’adressa enfin la parole, le front couvert de sueur.

    — Papa. Je… Excuse-moi. Parler me coûte beaucoup. Ça m’est presque devenu impossible tellement cela me rebute.

    Il avait tenu ces paroles sans me regarder, les yeux tournés vers l’écran, comme par réflexe.

    — Que tu as changé mon fils.

    Je vis ses yeux se remplir de larmes, se remémorant surement l’événement qui nous avait guidé à ce moment présent, l’origine de son acharnement, la genèse de nos maux.

    — Tu ne vas pas aimer ce que je vais te dire mais tu dois y réfléchir.

    — Je sais déjà ce que tu vas dire et…

    Il se tourna subitement, des larmes coulant sur ses joues.

    — PAPA ! Écoute-moi ! Me coupa-t-il. J’ai déjà perdu maman, je ne peux pas te perdre toi aussi. Je ne m’en remettrai pas. Tu es tout ce qu’il me reste d’elle. Cécilia a fait l’acquisition d’une société fabricant des greffons artificiels. Tu pourrais recevoir un nouveau cœur immédiatement et continuer à vivre le plus longtemps possible, à nos côtés. Je suis sûr qu’entre temps, la médecine aura encore évoluée.

    Il avait prononcé ses paroles la voix chevrotante et s’était rapproché de moi pour me tenir la main.

    — Guillaume. Je suis désolé… La mort de ta mère a creusé un fossé que je n’ai jamais réussi à combler mais…

    — Papa.

    — Laisse-moi finir s’il te plait.

    Je m’étais redressé dans mon lit pour bien me retrouver en face de lui pour le regarder dans les yeux.

    — Je ne te l’ai jamais dit, mais je suis fier de toi. Tu n’as jamais dévié de tes objectifs et tu as toujours cru en toi. Tu as fait ce que tu pensais être le mieux pour le monde entier, et il peut t’en être reconnaissant. Mais ce monde ne me ressemble pas, il n’est pas le mien. Je veux garder la dernière part d’humanité qu’il me reste. Cela fait bien longtemps que j’attends ce moment. A chaque fois que je mets le nez dehors je ne reconnais plus rien. J’ai 89 ans Guillaume. J’ai perdu tous les amis que j’avais autrefois et dorénavant les personnes qui me ressemblent le plus sont enfermées dans des bidonvilles en captivité pour gérer les produits agricoles dont vous avez besoin pour vivre. Il faut se rendre à l’évidence, je suis comme une voiture à essence, vétuste, dépassée, usée, je n’ai plus ma place ici.

    — Mais…

    — Guillaume, je t’en prie.

    Plusieurs fois je vis mon fils faire non de la tête, comme en plein dilemme en son for intérieur entre la part de lui devant m’obéir et l’autre voulant me sauver à tout prix.

    Il sortit alors de la pièce, les bras ballants, la tête dans les épaules, voûté, résigné.

    *

    Lorsque nous rentrâmes dans la chambre avec ma femme, ma fille et son mari tenant leur bébé dans ses bras, mon père, allongé sur son lit, se tourna vers nous et nous sourit. Pendant plusieurs secondes, je ne pus détourner les yeux de cet homme. Malgré son âge et les événements qu’il avait traversé, il avait toujours su rester fier. Je me demandais alors comment auraient été les choses si maman n’était pas morte. Le monde serait-il comme il est aujourd’hui ? Aurais-je été le même homme ? Quelqu’un d’autre aurait-il alors pris ma place pour en arriver où nous sommes ? Finalement, tout ça avait-il été de ma faute ?

    Puis l’alarme du dashboard médical s’intensifia pour nous avertir de l’arrêt cardiaque, ce qui me fit sortir de mes pensées. Lorsque nous nous tournâmes vers l’écran pour l’arrêter nous pûmes lire :

    « Je vous aime. Soyez heureux dans ce monde qui est le vôtre. »

    *

    Je me réveillais dans un lit, recouvert d’une couverture, dans une chambre qui ressemblait étrangement à celle que j’avais de mon vivant. Je ne croyais pas forcément à la vie après la mort, et même si je me demandais ce qu’il y avait après, je ne pensais en aucun cas que ça ressemblerait autant à ma vie passée. Et pourtant, je ne pouvais pas être encore en vie, mon cœur s’était arrêté. Cependant ma vue était excellente sans mes lunettes et je ne ressentais plus aucune douleur, que ce soit dans mes articulations ou dans mon dos. En fait, j’avais l’impression d’avoir retrouvé mes 20 ans, les meilleures années de ma vie. C’était peut-être ça la vie après la mort, revivre la période de notre vie que nous avions préférée, avoir une deuxième chance de passer ces moments agréables.

    Finalement, la mort serait en fait une des plus belles choses qui me soit arrivée de mon vivant. Que j’avais hâte de la revoir. Depuis qu’elle était partie, je n’avais plus goût à la vie. Ne parlons même pas du monde que je ne reconnaissais pas et qui de toute façon ne m’acceptait pas non plus. Je gardais la tête haute pour mon fils Guillaume et pour ma petite fille Cécilia, mais je n’avais pas l’impression d’être de leur famille, comme si l’évolution nous avait séparés et qu’ils venaient me voir plus par devoir et sacrifice que par plaisir. Je dois avouer que j’éprouvais de moins en moins de plaisir à les voir. Chaque soir, je pleurais la mort de l’Homo Sapiens, la mort de mes semblables.

    Oui, j’étais heureux d’être mort. Peu importait ce qui m’attendait maintenant, ça ne pouvait pas être pire que ce que j’avais vécu. Et pourtant, lorsque je regardais mes mains, elles étaient toujours autant ridées que dans mes souvenirs. J’avais du mal à comprendre ce que je vivais, si vraiment je le vivais. Mais en même temps, personne n’avait jamais pu expliquer ce phénomène. Même encore maintenant, malgré toute leur technologie, personne n’était revenu d’entre les morts pour nous expliquer ce qu’il avait vécu.

    Je décidais donc de me lever et d’explorer plus en détail l’univers qui m’entourait. Et sans surprise, tout dans ma chambre était identique à comme je l’avais laissé avant de mourir. Mon costume du dimanche était bien sur son cintre, à l’extrême droite de ma penderie, après mes vieilles chemises. Un pantalon, un maillot et un pull étaient disposés sur le dossier de la chaise de mon bureau, comme si je les avais moi-même posés la veille pour mon réveil. Cela ressemblait tellement à la réalité que ça en était troublant. Et pourtant, comment aurais-je pu préparer mes affaires ?

    Chose étrange, mes médicaments n’étaient plus dans le tiroir de ma table de chevet. Ils ne quittaient pourtant jamais cette place. Mais le fait que mes douleurs avaient disparues tendait à prouver que je n’en avais plus aucun besoin. Finalement, peut-être qu’il y avait un architecte qui construisait notre lieu de non vie en fonction de notre ancienne vie. Si jamais c’était le cas, cette personne avait alors jugé de l’inutilité de mon traitement et ne l’avait pas créé. Chose compréhensible, et même logique.

    Allais-je finir par croire que Dieu existe, que quelqu’un était bien derrière tout ça ? Que même si, finalement, je n’avais jamais cru en Lui, surtout vu les tournures des événements lors de ma vie, Il avait voulu sauver un des derniers représentant des Hommes comme Il les avait créés. Auquel cas c’était un honneur pour moi. Toute ma vie je m’étais dit que les changements apportés à l’Homme n’avaient rien de naturel. Ils avaient voulu jouer à Dieu, s’étaient crus plus malins que lui. Mais rien ne les attendrait lorsqu’ils mourraient, même leur technologie ne pourrait pas les sauver. Que j’étais heureux d’être mort.

    J’entendis des pas dans l’escalier menant au couloir de l’étage où se situait ma chambre. Si j’étais bien au Paradis, cela ne pouvait être qu’une seule personne, ma femme Hélène. Je m’empressais alors de me diriger vers la porte pour la surprendre sur le seuil. La main sur la poignée, je ne savais toujours pas ce que j’allais bien pouvoir lui dire, mais nous allions enfin pouvoir rattraper toutes ces années loin l’un de l’autre.

    Lorsque j’ouvris la porte, j’aperçus sur le seuil mon fils. Mes yeux explorèrent le couloir dans l’espoir de voir apparaître ma femme, sans aucun succès. Quand soudain le mot « papa » apparu en face de moi, je compris enfin et laissais alors échapper un cri de silence.

    camila-quintero-franco-mC852jACK1g-unsplash

  • Dysphonie (partie 2)

    Dysphonie (partie 2)

    Lien vers la partie 1

    Quelques années plus tard, ma petite-fille naissait. Première génération de descendants des Homo Scriptio, elle ne déçut pas son père. Elle apprit très vite à utiliser l’écrit et le visuel comme moyen de communication, en particulier grâce aux imagiers numériques. Lorsque l’être humain est encore un bébé, son cerveau est malléable. Ainsi, l’aire du gyrus frontal, espace du cerveau dédié à l’écriture, s’était développé en conséquence chez ma petite-fille par rapport à l’aire de Broca, responsable de l’énonciation, qui elle s’était atrophiée. C’est donc tout naturellement que les spécialistes ont pu découvrir une disparition totale des cordes vocales durant l’année de ses 3 ans. C’est ainsi que cet organe avait disparu, comme une dent de lait, inutile, obsolète. Quelle tristesse j’ai ressenti en apprenant que je ne pourrai jamais converser avec ma petite-fille, que jamais je ne l’entendrai dire «  papy » et surtout, que jamais je n’entendrai son doux rire résonner à mes oreilles.

    Etant encore trop jeune pour recevoir les implants et pour porter des lentilles, elle devait se débrouiller avec une technologie spécialement faite pour les enfants. Afin de dialoguer avec nous, elle disposait d’un petit écran portatif. Elle pouvait faire apparaître sur son écran le clavier de syllabes nécessaires pour la communication et ainsi apprendre les gestes qui allaient devenir communs pour elle. Cet écran pouvait également être relié aux lentilles afin que chacun puisse communiquer avec elle, sauf moi, bien entendu, qui refusait toujours de me soumettre aux lentilles et aux implants. C’est pourquoi mon fils gardait toujours pour moi des lunettes et des gants qu’il mettait à jour pour que je puisse dialoguer avec elle. Bien que cela n’avait rien d’un dialogue pour moi, c’était mon seul moyen de communiquer avec elle. Et bien que je n’aimais pas ça du tout, je n’avais pas d’autre choix que de me plier à la règle. Mon fils apprenait à sa fille, dès son plus jeune âge, la moindre chose sur les nouvelles technologies afin qu’elle puisse un jour prendre sa relève à la tête de Cobalt et de Co27, lui transmettant ainsi sa vendetta personnel sans s’en rendre compte.

    Le cas de ma petite-fille ne fut pas isolé. De nombreux autres cas de disparition de cordes vocales ont été recensés. Mère Nature effectuait son œuvre. Ou plutôt, l’Homo Scriptio obligeait Mère Nature à effectuer son œuvre. Les scientifiques décrétèrent qu’à l’âge de 10 ans, le métabolisme des enfants était parvenu à un stade suffisamment avancé pour qu’il puisse recevoir les implants nécessaires à l’utilisation des lentilles. Une génération encore plus évoluée de l’Homo Scriptio, sa deuxième version, voyait le jour avec eux.

    stem-t4l-rSdkzkfvqlY-unsplash

    Si la génération de mon fils connaissait encore le langage oral, c’en était complètement différent concernant celle de ma petite-fille. C’est pourquoi elle avait été élevée de manière à se méfier de tout être vivant provoquant du bruit avec sa bouche, étant donné que chaque son n’était maintenant plus que du bruit pour eux. C’est impressionnant à quel point l’Homme peut être arrogant et odieux. Les congénères avec qui l’Homme partageait quelques années plus tôt les villes étaient dorénavant traités comme des animaux, pire, comme des êtres inférieurs. C’est pourquoi, les Hommes encore dotés de parole étaient peu à peu évacués des villes par la police et par des milices armées. Comme pour les animaux, l’Homo Scriptio avait construit pour les parlants ce qu’il osait appeler des réserves. Cela ressemblait plus à des bidonvilles qu’à toute autre chose. Mais pour prouver sa bonne foi et son soi-disant respect de l’Homo Sapiens, il lui laissait le soin de s’occuper de la production agricole. Afin de pouvoir mieux manipuler l’autre race, les coquilles mettaient à la tête de chaque filière et entreprise un parlant qui n’était en fait qu’un pantin de paille dirigé par l’un des leurs.

    Je me souviens très clairement de la révolution de 2058. Enfermés depuis 5 ans dans les bidonvilles, les parlants avaient pris les armes et s’étaient soulevés contre les coquilles. La rébellion n’avait même pas durée 2 mois. Les hommes qui s’étaient soulevés s’étaient fait anéantir. Afin que cela ne se reproduise plus jamais, les coquilles avaient pucé chaque individu des bidonvilles en tant que moyen de répression. Plus aucun faits et gestes ne leur échappaient désormais et ils pouvaient en plus grâce à cela contrôler la démographie des habitants.

    Parqué dans les bidonvilles, banni des cités, pucé, commandé, l’autrefois si fier Homo Sapiens n’était plus que l’ombre de lui-même.

    Vingt ans plus tard, ma petite-fille prenait les commandes des entreprises de mon fils, qui gardait cependant un siège au conseil général. Aimée et respectée pour ses choix et ses connaissances, elle dirigeait ses sociétés d’une main de fer dans un gant de velours.

    Encore plus douée que son père dans le domaine biologique, elle ne cessait de développer Co27. Grâce à la nano médecine, elle avait été capable d’implanter dans le sang des Hommes des nano capteurs. Elle les avait ainsi reliés aux lentilles de son père afin de créer un dashboard médical capable de déterminer le bon fonctionnement ou non des organes en temps réel.

    joel-filipe-rG1LNUFgJhI-unsplash

    Après avoir essuyé plusieurs échecs – nano capteurs éliminés par les globules blancs ou les reins – elle parvint à les faire accepter par l’organisme en les mêlant aux globules rouges, sans pour autant les endommager. Les nano modules étaient alors capables de rester dans le corps humain et de se reproduire. Une fois trop vieux, au bout d’une vingtaine d’années, ils étaient éliminés dans l’urine. Ainsi, chaque individu connaissait exactement en temps réel ce qui se passait dans son corps. Il était possible de voir si les poumons fonctionnaient à 100% pour les asthmatiques, si les reins filtraient adéquatement les déchets et régulaient bien les fluides organiques, la tension artérielle ou bien l’élimination du cholestérol et la décomposition de l’insuline dans le foie. En vérifiant toutes les constantes, la personne pouvait donc déterminer si oui ou non il y avait un problème. Bien entendu, le fait que tout soit relié aux lentilles permettait au porteur de communiquer son état à son médecin ou aux urgences dans le cas où quelque chose de grave lui arrivait, même dans le cas où il perdait connaissance. Le système fonctionnant comme une boîte noire, les médecins légistes pouvaient dorénavant assumer la cause du décès sans une once de doute.

    C’est dans ce contexte que naquit mon arrière-petit-fils, sans corde vocale. Qu’avions-nous fait ? Lorsque j’appris cette nouvelle  de ma petite-fille – elle me donnait toujours des lunettes pour que je puisse voir ce qu’elle m’écrivait et se munissait d’un synthétiseur vocale qui traduisait chacun de mes sons en messages afin de pouvoir me lire – je sentis une sensation étrange dans mon bras gauche. Ou plutôt, je ne sentis plus mon bras gauche. J’eus à peine le temps de porter la main à mon cœur que mes jambes se dérobaient sous mon poids. Si j’avais été équipé des nano capteurs de ma petite-fille et des lentilles de mon fils, j’aurais pu voir s’afficher le message suivant : « ATTENTION ! CRISE CARDIAQUE. »

  • Dysphonie (partie 1)

    Dysphonie (partie 1)

    Ce qui devait arriver arriva. Il n’aura donc fallu que 3 générations. Même si je savais que la technologie évoluait très rapidement, je ne me doutais pas que Mère Nature en ferait de même. Et surtout, je ne pensais pas être toujours vivant pour voir cette décadence.

    A mon époque, on ne pensait pas que la technologie aboutirait à cela. Et pourtant, nous aurions dû le voir venir. Les réseaux sociaux faisaient la part belle à l’écriture. Plus le temps passait et plus les gens s’écrivaient. Les appels étaient remplacés par les sms et les mails. À défaut de se déplacer pour voir par eux-mêmes, les gens utilisaient Internet et envoyaient des mails pour obtenir des renseignements. Les smartphones n’ont rien fait pour améliorer ça. Au contraire, ils ont  aggravé la situation. Désormais les mails et les réseaux sociaux étaient disponibles dans notre poche. Comme si cela ne suffisait pas, les industries créaient des besoins dont nous allions devenir dépendants. Les tablettes ont ainsi vu le jour. L’excentrisme du monde a ensuite créé la phablette, enfant hybride issu de la relation entre le smartphone et la tablette. L’homme devenait de plus en plus dépendant de ses gadgets dont le monde pouvait amplement se passer. Symbole de l’avilissement de l’homme, tels des prisonniers, nous avons accroché ces montres smartphones à nos poignets. Pour rester « connectés », comme aimaient le dire les médias. Connectés à quoi ? Je me le demande toujours.

    Je pensais que le monde ne pouvait devenir plus individualiste, et chaque jour que je vivais me prouvait le contraire. D’ailleurs, il me le prouve toujours. Nous sommes devenus des objets, des esclaves, en quelque sorte. Je repense ainsi aux films de ma jeunesse ; Matrix, I, robot, Terminator. Ils n’avaient tort que sur une seule chose : la forme que prendrait la machine qui nous gouvernerait. Au lieu d’essayer de tisser des liens avec les autres, l’Homme se recroquevillait sur lui. Il se réveillait smartphone, mangeait smartphone, travaillait smartphone et dormait smartphone. Le papier était peu à peu délaissé, les échanges verbaux peu à peu saturés de silence.

    Les plus connectés étaient sans surprise les plus riches. La technologie venait de créer une nouvelle source d’envie, de différence. C’est donc à mon époque que le clivage a réellement commencé. Moins brutal qu’aujourd’hui, certes, nous n’en sommes pas pour autant moins responsables. Le smartphone et ses congénères devinrent très rapidement objet à batailles, vols, haines et autres vices. Les fabricants de contrefaçons ne perdirent pas une seconde et s’engouffrèrent dans la brèche sans se faire prier. Les gens en manque de reconnaissance qui n’avaient pas les moyens de dépenser un millier d’euros pour ces nouveaux bijoux s’arrachaient les répliques. Comme tout objet de désir, cette famille technologique possédait sa filière parallèle.

    camilo-jimenez-qZenO_gQ7QA-unsplash

    Mais la descente aux enfers ne s’arrêtait pas là. Afin de s’obscurcir un peu plus la vue, l’Homme s’est mis à fabriquer des lunettes connectées à réalité augmentée. Ni plus ni moins qu’un smartphone à branches, elles ont ainsi servi d’œillères. Mais elles posaient un problème : pourquoi avoir des lunettes smartphone si nous sommes toujours obligés de sortir notre appareil pour écrire ? La Silicon Valley avait une solution à ce problème, des gants possédant des capteurs afin de pouvoir taper sur un clavier virtuel visible seulement à travers les lunettes. Alors, en attendant le métro, les gens pouvaient toujours parvenir à leurs mails, regarder leurs émissions préférées ou bien lire les journaux et ainsi éviter les autres sans même avoir besoin de quoi que ce soit d’autre que des lunettes. Mais avec l’apparition de cet objet, le clivage était devenu réellement visible. Les riches, ou les personnes ayant pu économiser assez pour s’offrir ce gadget, devenaient de plus en plus la cible de violences. Afin d’enrayer ce phénomène, le scannage rétinien devint une technologie de base. Et si le mauvais œil était présenté, la rétine était endommagée. Ce cirque a ainsi duré plusieurs années. Le nombre de mal voyants n’a bien évidemment pas cessé de croître durant tout ce temps. Certains se pensaient plus forts pour déjouer la machine. Malheureusement pour eux, ils ont appris que non à leurs dépens.

    En 2020 je suis devenu père et craignait alors pour la vie que je réservais à mon fils dans un tel monde. Sans le savoir, les enfants peuvent être ingrats. Il me demandait constamment les derniers gadgets à la mode. Nous n’étions pas miséreux mais nous ne roulions pas sur l’or. De ce fait, je passais forcément pour le mauvais bougre à chaque fois que je lui refusais quelque chose. Si seulement il avait connu mon époque, il aurait sûrement compris mes réactions.

    Je pense qu’il est temps que j’aborde le sujet de sa mère. A l’époque, les lunettes à réalité augmentée étaient en plein essor. Ma femme, friande de tous ces gadgets, aimait  se promener avec pour être informée en temps et en heure, la première si elle le pouvait, de la dernière actualité politique. Journaliste de son état, elle n’avait pas le choix. Mais ce n’était pas pour autant qu’elle n’aimait pas ça.

    Un soir, alors qu’elle rentrait un peu plus tard que d’habitude du travail, elle avait conservé ses lunettes afin de pouvoir communiquer avec ses collègues, en plein bouclage d’un numéro spécial sur une grande affaire de corruption. Grâce à ses gants reliés par Bluetooth à ses lunettes, elle communiquait ainsi avec eux pour être sûre du résultat. Malheureusement, pendant qu’elle s’affairait à taper sur son clavier virtuel la suite de syllabes nécessaires, elle ne put apercevoir les deux individus se rapprocher d’elle. Lorsqu’elle les vit, il était trop tard. Le premier lui attrapa les mains afin de l’empêcher d’écrire pendant que le deuxième lui enlevait ses lunettes. Lorsqu’il les mises, le scanner de rétine s’enclencha. Ne reconnaissant pas l’œil de ma femme, l’engin avait alors flashé les yeux de l’hôte afin d’endommager à jamais la rétine. Surpris par le cri de son comparse, le premier individu avait jeté ma femme contre le mur et s’était dirigé vers le deuxième malfrat, effondré au sol. Lorsque ce dernier lui avait dit qu’il ne distinguait plus que des formes floues, le deuxième homme s’était emparé du couteau caché sous son T-shirt et s’était dirigé vers ma femme, à demi inconsciente, suivi par son comparse qui rampait sur le sol en direction des formes floues et des cris. Plusieurs dizaines de minutes plus tard, la police arrivait sur les lieux du crime et retrouvait le corps inanimé de ma femme, lardé de 23 coups de couteaux et les yeux crevés.

    Depuis le jour où j’ai annoncé à mon fils que sa mère était morte, il n’a plus jamais été le même. Implicitement, il s’était juré que personne d’autre n’aurait à subir ce que notre famille avait subi. Pour ce faire, il lui fallait tout faire pour améliorer la technologie des lunettes smartphone afin qu’on ne puisse plus jamais distinguer quelqu’un qui en porte et quelqu’un qui en est dépourvu. Il est donc devenu ingénieur en nouvelles technologies et a créé sa propre société, Cobalt, devenue leader du marché en à peine 5 ans. S’en étant toujours voulu de n’avoir rien pu faire lors de la mort de sa mère, il avait également fait évoluer son entreprise dans les technologies pharmaceutiques et chirurgicales. Il pouvait alors savoir exactement comment le corps humain réagissait à ses produits et ainsi comment les adapter sans endommager quoi que ce soit dans le corps. Grâce à cette concomitance, par l’entremise de son entreprise, mon fils avait permis de nombreuses avancées technologiques. Cependant, les lunettes à réalité augmentée lui posaient toujours problème. Il n’en était jamais satisfait. Il les voulait toujours plus sophistiquées, toujours moins encombrantes. Son but ultime était toujours de les rendre invisible.

    giu-vicente-FMArg2k3qOU-unsplash

    Moi qui trouvais déjà affreuse la manière qu’avait eu sa génération de naître un smartphone à la main, le pire était à venir. Plus le temps passait et plus les entreprises faisaient des progrès technologiques, la société de mon fils plus que les autres, en tête dans la course aux brevets. Les lunettes devenaient de moins en moins incommodantes et de plus en plus puissantes. Les gants sont petit à petit devenus de fines membranes à mettre sur le bout des doigts qui s’activaient par petites impulsions électromagnétiques. L’Homme commençait ainsi à se munir de biotechnologie et mon fils y contribuait à grands pas. C’est à peine si j’ose encore penser à tout ça. Moi qui trouvais toute cette technologie impropre à la nature de l’Homme, je devais faire face à mon propre fils, multimillionnaire et réel dieu dans le domaine. Certes son entreprise était pavée de bonnes intentions, mais je ne pouvais m’empêcher de penser que cela n’apporterait que plus de chaos et de morts.

    Comme tout bon fabricant, mon fils n’échappait pas à la règle de l’obsolescence programmée. Tous les 6 mois sortait une évolution de ses produits afin de rendre les anciens démodés. Ce ne pouvait être parfois que l’apport de nouvelles couleurs ou bien une modification légère du design, mais cela suffisait. Tous les 6 mois, des junkies de technologie se ruaient dans ses magasins afin de posséder le dernier joujou à la mode. Ainsi, les détenteurs des anciens produits devenaient instantanément has been. Eux qui un mois plus tôt inspiraient l’envie, n’inspiraient plus que le mépris.

    Cependant, pendant que le marketing et la R&D faisaient leur travail, Mère Nature faisait le sien. En effet, les interactions verbales entre individus devenaient de plus en plus rares. Les mains occupées par l’écriture, les yeux obscurcis par les lunettes et les oreilles bouchées par les écouteurs, les personnes connectées ne voyaient plus les autres individus. Même lorsque les gens se rencontraient, ils n’enlevaient jamais leurs lunettes, par peur de louper quelque chose. Il était alors plus facile pour eux de communiquer via ce dispositif. Ceci n’avait pas échappé à mon fils qui avait alors créé une interface et un système spécial pour les gens se rencontrant dans la rue. Connectées aux réseaux sociaux et géolocalisables, les lunettes pouvaient avertir à combien de mètres se situait un ami et dans quelle direction. Ainsi, à l’approche dudit ami, la connexion pouvait s’effectuer automatiquement suivant des paramètres d’interaction avec les individus prédéfinis dans les réglages. Comme sur les téléphones de mon époque, on pouvait accepter ou refuser la connexion tout en indiquant un motif. Pour les réunions, une fenêtre de groupe s’affichait indiquant les participants, les messages et leurs heures d’écriture. J’ai ainsi pu apercevoir de nombreuses fois des personnes les unes en face des autres, sans expression, communiquer et rire sans ouvrir la bouche et sans même se regarder.

    Les coquilles. Voilà comment je les appelais.  Et si par malheur les coquilles vous entendaient parler à quelqu’un d’autre, ils vous regardaient comme si vous étiez d’une autre planète, comme un paria, un rebus, et pourtant, sans autant de dégoût et de haine qu’aujourd’hui.

    Ce changement s’imposa à nous quand mon fils mis au point l’invention qui défigura et déchira en deux la race humaine à tout jamais. Il avait enfin réussi son rêve, exterminer tout indice physique de technologie. Et par la même occasion, il avait réalisé mon cauchemar. Une technologie qui avait auparavant besoin de lunettes fut concentrée dans deux lentilles. Elles s’activaient grâce à l’ADN contenu dans les larmes permettant l’hydratation des yeux et suite à un scanner rétinien. Ainsi, il était impossible d’utiliser les lentilles de quelqu’un d’autre en cas de vol, tout comme pour les lunettes de mon époque. De toute manière, les lentilles étant totalement invisibles, les possesseurs ne subissaient plus aucune violence dans le but de les dérober. A l’époque, les détenteurs de cette technologie étaient obligés de tremper chaque soir leurs lentilles dans un bain catalyseur afin de les recharger.

    createria-7H41oiADqqg-unsplashEt comme les lentilles étaient révolutionnaires, il fallait également une nouvelle façon d’écrire qui le soit aussi, remplaçant ainsi les fines membranes à déposer sur les doigts. Une fois de plus, je pensais que la population serait réticente mais bien au contraire, mon fils et son invention avaient été acclamés. Afin de pouvoir utiliser les lentilles correctement, les utilisateurs devaient se faire greffer des nano puces dans chaque doigt. Ses puces étaient équipées d’un système giratoire permettant d’interpréter chaque mouvement et contact nécessaires à la fabrication des syllabes. Plus performantes que les membranes, elles permettaient des mouvements moins marqués et donc moins repérables. Entre temps, mon fils avait séparé son département pharmaceutique et chirurgical pour créer une filiale spécialisée, Co27, grâce à laquelle il avait créé la technologie des implants. Mon fils contrôlait ainsi tout le marché à lui seul, sans la moindre concurrence.

    Créateur de demande et approvisionneur des besoins, il avait le monde à ses pieds. Bien que de nombreuses personnes l’enviaient et ne lui voulaient donc pas que du bien, je ne craignais pas pour sa vie, mais bien pour la vie de l’Homme. Ces nouveaux produits ont fini la scission entre les riches et les pauvres. Les détenteurs de lentilles et d’implants ne parlaient plus du tout, sauf bien sûr très rarement, comme par exemple lorsqu’ils devaient parler à leurs parents, comme au vieux que je suis. Mais cela les rebutait, ils le faisaient plus par devoir que par plaisir.

    Pour de nombreux scientifiques, ces avancées technologiques étaient la dernière évolution de l’Homme, l’évolution lui permettant de se démarquer totalement des animaux. L’Homme ne parlait plus. Ses sons gutturaux venant du fin fond de son être n’étaient plus. Car si les animaux étaient eux aussi capable de communiquer par les sons, ils en étaient incapables par l’écrit. C’est ainsi que pour eux, pâles copies de Darwin, l’Homo Scriptio était né, se séparant ainsi de ses dernières chaînes le reliant à l’animal. Mais tous les Hommes n’avaient pas accès à ce pouvoir. Ainsi, les humains qui communiquaient toujours par la parole, les parlants, comme ils les appelaient, étaient traités comme des animaux, des rebus de l’humanité. Nous n’étions que des Homo Sapiens, un maillon sur le point de disparaître, tels les Hommes de Cro-Magnon face aux Homo Sapiens avant eux.