Il n’y a pas longtemps j’ai entendu l’expression « On mange aussi avec les yeux. » A 23 ans, j’apprenais tout juste ça. Moi qui depuis le début mangeais avec la bouche, je me suis dit qu’on m’avait bien menti depuis mon enfance. Alors j’ai décidé de me venger de suite de cette supercherie et j’ai commandé des sushis. Comme d’habitude, j’ai trempé un maki dans la sauce sucré, y ai ajouté un peu de wasabi. Puis hop, dans les yeux. Enfin l’oeil droit. Et oui, je suis droitier. Et que ne fut pas ma surprise en apercevant que mon oeil s’est mis à pleurer toutes les larmes de son corps. Tant de souffrance. Une fois de plus, je m’étais fait avoir par une de ces satanées expressions. Moi qui m’étais déjà juré qu’on ne m’y reprendrait plus.
La dernière fois, c’était quand j’étais plus petit, dans un magasin de bricolage. Mes parents m’avaient dit « Tu touches avec les yeux. » Je n’ai du coup pas compris pourquoi, avant que je ne puisse toucher une fourche, ils m’ont tout deux sauté dessus afin de me retenir.
Plus sérieusement. Quand on y pense, les expressions françaises, il n’y a rien de plus bête. Prenons un exemple concret. Les expressions « Jamais deux sans trois. » et « La troisième c’est la bonne. » Analysons-les maintenant. La première nous laisse supposer qu’un troisième essai aura la même finalité que les deux premiers. Quant à la deuxième expression, elle laisse entendre une réussite après deux échecs. Hors, si nous nous référons à la première expression, la troisième tentative devrait elle aussi être un échec. En gros, aucune logique. Ce n’est qu’un exemple parmi d’autres. En voilà un deuxième dans le lequel on se retrouve dans le même style de configuration. Avec les deux expressions suivantes, « Qui se ressemble s’assemble. » et « Les opposés s’attirent. » D’un côté je serai avec une personne car elle me ressemble, et d’un autre côté je serai avec une personne complètement différente de moi car on s’attire, comme les pôles négatif et positif d’un aimant. Une fois de plus, grâce aux expressions de la langue française, je peux dire ce qui m’arrange.
Prenons maintenant deux nouvelles expressions. « J’ai la pêche. » et « J’ai la patate. » Ces deux expressions veulent dire exactement la même chose et pourtant dans une on y parle de patate et dans l’autre de pêche. Je ne sais pas vous, mais perso je ne vois pas la ressemblance entre une pêche et une patate. Donc pourquoi ? Existe-t-il un Monsieur Patate et un Monsieur Pêche qui se batte depuis des années ? Ses expressions sont-elles alors le reflet d’une querelle centenaire ? L’utilisation de l’une ou de l’autre vous fera-t-elle alors appartenir à l’un ou l’autre camp ? C’est plutôt une vision manichéenne de la pêche et de la patate. Sinon l’expression avec la patate est pour les gens qui préfèrent le salé et celle avec la pêche pour ceux préférant le sucré. Je vous vois venir. Vous allez me parler de la patate douce qui est sucré, malins comme vous êtes. Mais l’expression est « J’ai la patate. » et non « J’ai la patate douce. » Et toc ! Vous ne casserez pas mon raisonnement. A moins que l’on compare la patate douce au fait d’avoir une petite forme. Une petite pêche quoi. Mais là n’est pas la question.
Ce qui nous amène à ces expressions comportant des fruits. Un jour, une amie qui parlait avec des collègues anglais essayait d’expliquer certaines expressions françaises. Essayez d’expliquer pourquoi dit-on « Tomber dans les pommes. » Et essayez aussi de le traduire : « Fall in apples. » Tentez le coup maintenant avec l’expression « Avoir la banane. » Vous vous voyez dire à quelqu’un « Oh, you’ve got the banana. » Je pense que l’accueil de cette phrase par votre comparse sera mi figue mi raisin. Voilà, je viens d’utiliser une expression pour définir une expression. La boucle est bouclée.